
Uraguchi Kusukazu. Sous l’eau, Fuseda, 1965. Avec l’aimable autorisation de l’Estate Uraguchi.
Nous voici dans la lumière diffuse d’un cloître d’où partent des galeries en berceau, après un parcours labyrinthique tout en dénivelés. L’exposition « Ama » est abritée par le haut toit en voûte du réfectoire de l’abbaye de Montmajour, où le soleil perce nettement à travers de grandes apertures en vitrail qui mettent en valeur les clichés noir et blanc expressionnistes d’Uraguchi Kusukazu, réalisés entre les années 1960 et 80.
Submersion dans un monde clair-obscur
Les ama, pêcheuses d’algues et d’ormeaux de Shima, ville natale du photographe sur la côte pacifique japonaise, jaillissent d’un fond photographique de plus de deux cent mille négatifs resté inexploré depuis la disparition d’Uraguchi en 1988. Le rite dont elles témoignent est bien plus ancestral que celui des anciens convives de l’abbaye : trois fois millénaire, il est aussi exclusivement féminin. « Ama », palindrome combien séduisant, signifie « femmes de la mer » en japonais, de celles qui s’initient de génération en génération à la pêche en apnée jusqu’à trente mètres de profondeur.
L’effet de clair-obscur qui opère au sein de l’abbaye se retrouve au cœur des photographies : l’œil est happé par la palette des grands formats, où l’obscurité des fonds marins est trouée par la descente verticale de plongeuses solitaires vêtues de simples pagnes blancs, saisies le plus souvent en contre-plongée. Au-delà de l’épreuve sportive, qui sera signifiée par les portraits décentrés de plongeuses endossant diverses combinaisons modernes, c’est la présence manifeste de ces plongeuses acrobates des années 60 à laquelle Uraguchi rend son hommage le plus émouvant.
Chasse poétique et rites initiatiques
À l’image de leurs ancêtres qui plongeaient torse nu et sans masque, l’objectif du Nikonos V d’Uraguchi rend avec une netteté surprenante les plis sensuels et subaquatiques des tuniques submergées, révélant des lignes classiques et harmonieuses, quasi apolloniennes. La coulée se fait katabasis, descente vers un outre-monde inconnu des hommes, danse quotidienne en dessous du précipice marin qui menace d’engloutir la vie à tout instant. La légende shintoïste dit que la princesse Yamatohime-no-Mikoto qui a fondé le sanctuaire shinto le plus important du Japon y a croisé une ama, exigeant d’elle une offrande d’ormeaux aux dieux.
Les photographies troublent le repère historique tout en se montrant résolument modernes dans leur captation des pêcheuses en pleine action. Nous naviguons à contre-sens des images d’Épinal d’un Cousteau en combinaison de néoprène noir, lui-même parti à la rencontre des ama à une époque proche de celle de la rencontre d’Uraguchi avec la communauté de Shima. Ici, le paysage du fond océanique est obscurci par le choix du noir et blanc mais rendu familier par le cadrage intime du photographe. L’opacité est réhaussée par la percée verticale des ama au premier plan, figures sculpturales et anti-spectrales aux cuisses athlétiques et jambes définies de nageuses avisées. Le mouvement tout en tension qu’elles entreprennent vers les sols marins est guidé par leurs mains, qui s’étendent et disparaissent dans les algues qu’elles détachent à l’aide d’un nomi.
À la surface de l’eau, Uraguchi a su capter la présence des ama en pleine mer en photographiant les baquets de bois propres à chaque plongeuse, leur point de récolte et repère. Petits bouchons flottants dans l’étendue de l’océan lorsqu’ils sont photographiés à distance, une fine corde noire les accompagne en plan rapproché : c’est le fil d’Ariane auquel les ama sont attachées—rappelant celui des apnéistes sportives—qui les aiguille dans leur descente à pic et les guide dans leur ascension vers la surface.
D’autres clichés documentent l’énergie joyeuse qui se déploie au moment de l’arrivage des barques de pêche en bord de mer. Les ama, à présent en tenues et coiffes de coton blanches — accoutrement puritain des années 1970 — s’agitent autour de leurs récoltes, l’écume battante et dansante. Des plans décentrés et obliques accompagnent les corps et les gestes, les montrent surgissant de l’eau, des algues plein les mains, le sourire aux lèvres, ou avançant vers le clan pour la suite des réjouissances. La sororité de la mise à terre remplace la solennité des plongées solitaires en mer.
Seule ou en équipe, une féminité puissante et assumée
Kyoko, la protagoniste au centre de l’exposition, qu’Uraguchi a suivie à partir de 1972 pendant plus de dix ans, a reçu son premier baquet lorsqu’elle était à l’école primaire. Formée à l’adolescence par sa tante et sa mère, elle a rejoint une équipe d’ama à ses vingt ans. Habitante de Shima, après avoir pris sa retraite d’ama à soixante-cinq ans, c’est la go-between entre le photographe-amateur disparu et son public, qui témoigne des heures de shooting qu’il ne comptait pas qui lui permirent de s’immiscer dans l’univers de son équipe jusqu’à faire oublier sa présence. Plusieurs plans rapprochés de Kyoko à la vingtaine font mouche : seule sur sa barque, les yeux perdus dans l’océan ; Kyoko défaisant ses cheveux d’algues mouillés ; Kyoko danseuse-acrobate des fonds marins, au monstre prisonnier—un poulpe géant pendu à son baquet par une corde. Ces portraits révèlent une puissance féminine assumée dans un Japon pourtant peu enclin à une telle expression.
C’est dans l’amagoya qu’un entre-soi joyeux et décomplexé se manifeste le plus nettement, dans des portraits de groupe au sein desquels le photographe s’est subtilisé. L’amagoya est le lieu de rassemblement des ama, simple cabane située près de la plage, d’où elles vont et viennent entre les plongées pour se réchauffer, boire un thé, se raconter leurs péripéties. Les clichés documentent une atmosphère empreinte d’allégresse et de légèreté, de rires francs et de conversations relâchées. Dans ce refuge à mi-chemin entre travail et vie de famille, les femmes de toutes générations discutent technique de plongée, secrets de pêche, et trouvent le repos par leur relation quotidienne au shintoïsme. Cette pratique religieuse culmine en été, au moment des fêtes matsuri (fêtes d’été), dont certains clichés cérémoniaux rendent compte en fin d’exposition. Le syncrétisme japonais allie spiritualité et culte de la mer, qui devient le topos rassembleur, entre vie et au-delà : celui des cérémonies d’adieu aux morts et des prières pour une pêche salutaire. L’eau, élément central de l’imaginaire archipélagique, est plus que jamais rendue visible par les images vivantes et oniriques des ama d’Uraguchi Kusukazu.