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Le suicide farpait - I/O Gazette
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© Vincent Pontet

Stéphane Varupenne, en suivant les pas de Jean-Pierre Vincent et de Jean Bellorini, fait entrer au répertoire de la Comédie Française la pièce de l’auteur russe Nicolaï Erdman, « Le Suicidé », qui sera censurée en URSS jusqu’en 1990 et qui détournera définitivement Erdman de l’écriture dramatique.

Assurément, l’énergique troupe du Français, menée par un Jérémy Lopez dont le rôle a été taillé sur mesure et autour duquel gravitent tous les autre personnages, paraît prendre un plaisir évident et joyeusement enfantin à jouer la myriade de personnages qui se presse autour de ce pauvre Sémione Sémionovitch Podsékalnikov. Chez Feydeau, les portes claquent d’un bout à l’autre de la scène, mais à l’ère soviétique, il ne reste plus qu’une porte qui ne cesse de jouer de ses gonds pour déverser dans l’appartement communautaire d’intempestifs importuns voulant rallier à leur cause le futur suicidé qui ne voulait qu’un bout de saucisson. Il y a aussi du Dario Fo, chez Erdman. Quelque chose d’une mécanique politique qui s’emballe et qui conduit les camps du bien et du mal à s’affronter dans un no man’s land théâtral où il devient parfois impossible de les dissocier.

Stéphane Varupenne, dans la droite ligne de Gogol et de la tradition du grotesque slave, pousse le texte dans les retranchements de la caricature. Il serait faux de dire que l’absurde est absent du théâtre d’Erdman ; il en est un des éléments principaux. Cependant, à trop forcer le trait, on perd l’essentiel. Le texte d’Erdman fut interdit parce qu’il était scandaleux. « Un théâtre sans scandale n’est pas un théâtre » avait l’habitude de dire le dramaturge contrarié à Iouri Lioubimov, le directeur du Théâtre de La Taganka, qui montera enfin « Le Suicidé » en 1990 après plusieurs essais infructueux. Or, à vouloir rire de tout et à pousser le comique jusqu’au retournement carnavalesque, on court le risque d’éteindre le feu ancien qui brûle encore entre les lignes. Il faut accepter, je crois, que même chez Erdman, les mots pèsent parfois et qu’ils peuvent envahir l’espace par leur gravité. S’il est vrai que la réalité dépeinte est aujourd’hui très éloignée des préoccupations occidentales, les idées qui sous-tendent son écriture ont une portée qui va bien au-delà du contexte dans lequel elles ont pris naissance. Faire basculer la pièce dans un comique grand-guignolesque condamne Erdman au silence.

Quelques moments de grâce toutefois. La pièce s’ouvre sur une étonnante scène jouée dans la pénombre. Seul le piano de Vincent Leterme accompagne le dialogue nocturne d’un couple – formée par Jérémy Lopez et la talentueuse Adeline d’Hermy – qui se déchire autour d’un saucisson (de foie, car on n’a plus d’argent dans la Russie soviétique !). Il est délicieusement étrange de voir combien un dialogue somme tout banal prend une autre dimension lorsque les corps (les corps, toujours les corps !) s’effacent pour laisser l’imagination du spectateur vagabonder. Dans le final, Jérémy Lopez atteint un degré de justesse qui fait honneur au texte d’Erdman. Les autres personnages voulaient voir en Sémione un nouveau Werther les dispensant de sacrifier leur propre vie à leur cause singulière mais le jeune chômeur choisit l’amour. Il n’est qu’un homme qui vit et qui a peur de la mort plus que de tout au monde.

A l’instar d’un des personnages, nous aurions voulu plus de dissonances. Ce soir-là, tout était peut-être trop parfait…

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