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Loin des mots loin du cœur - I/O Gazette
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© Jean-Louis Fernandez

Conte moral, social, mélodramatique et mythique, « Valentina » est un spectacle d’apparence plus modeste que les deux précédentes épopées de Caroline Guiela Nguyen (« Fraternité » et « Lacrima »), mais dans lequel l’artiste profite de la condensation dramaturgique qu’induit cette forme courte et tout public. Son théâtre regagne alors en implicite et en épaisseur. Car ce conte cardiaque est d’abord une charge – jamais criée mais toujours incarnée par les situations – contre les violences ordinaires causées à celles et ceux qui migrent pour urgence médicale. Mais il est aussi une tragédie plus vaste sur le langage, qui déplie superbement le vertige moral et existentiel induits par l’apprentissage d’une langue nouvelle. 

Caroline Guiela Nguyen a su développer, de spectacle en spectacle, une puissance de la douceur (expression due à Anne Dufourmantelle) qui trouve ici son plein sens  théâtral. À l’esthétique clinique qui se serait imposée pour déployer la quête de soin de cette mère roumaine, adjuvée sans manquement par sa petite fille, l’artiste préfère une façade de tragédie à hauteur d’enfant ; un grand mur mordoré de tendres lamentations, qui reflète davantage les costumes festifs de corps qui se rêvent que les blouses d’un corps médical qui paraît s’absenter à lui-même. Une scénographie qui, comme celle de « Saïgon », permet un voyage immobile car les multiples lieux s’imposent par d’infimes changements de plateau. Une zone de réconfort visuel qui ne décore et n’endort pas le drame, qui n’empêche pas le réel de cogner, mais qui n’autorise tout simplement pas la loi médicale à devenir une esthétique théâtrale ; le conte cardiaque est bien du côté des cœurs et non de celles et ceux qui regarde leurs battements, il fait le choix de la pulsation et non de la dissection. 

Guiela Nguyen retrouve alors une grande confiance dans les pouvoirs du théâtre et « Valentina » surprend aussi par sa capacité à allier le naturalisme du jeu situationnel à l’enfance épique de moments moins incarnés, où l’acteur·rice tend vers le·a conteur·se. Autant de ruptures élégamment informelles de l’illusion, naturalisées par une forme assurément narrative qui fait craindre au départ un déficit de théâtralité et une subordination du plateau au liant efficace du conte. Mais percent peu à peu des scènes à la temporalité plus authentique, de moins en moins narrativisées, désormais suspendues aux hésitations des êtres et à l’arythmie des cœurs ; une déchirure du conte et une percée du présent qui font corps avec ce qu’est toute migration médicale : la désillusion d’un grand récit et une délicate quête du réel.

Car « Valentina » rend implicite et d’autant plus battante la tragédie profonde de l’épopée : toute migration médicale est une épreuve sociale qui s’ignore. L’urgence de révéler son corps malade, la nécessité de se montrer vivant·e et vulnérable face aux institutions françaises : autant de gestes miséricordieux qui se voient contrariés et contredits par la nécessité intime d’apprendre les codes nécessaires à cette prise en charge – principalement le langage. La force qu’il faut puiser abime la faiblesse qu’il s’agit d’exposer, l’ethos dénature le pathos, et au lieu que le cœur se montre il se met sous verre. Nulle miséricorde non plus du côté des soignant·e·s. Les malades paraissent moins assisté·e·s que regardé·e·s, décrypté·e·s, soupçonné·e·s, et si la satire de l’institution médicale peut sembler parfois appuyée, elle respire le vécu.

Autant que le cœur, le langage devient ici l’organe même du tragique. Choisissant d’évacuer des séquences montrant l’apprentissage évolutif du français par Valentina, Caroline Guiela Nguyen s’épargne d’abord une certaine sacralisation de la langue française comme médium sauveur, sophistiqué et supérieur. Par-delà cette dimension politique, l’ellipse fait d’autant mieux exister dans le temps resserré du spectacle combien cette maîtrise linguistique peut être immédiate lorsqu’elle est vitale, et ce que devient une langue dans une situation d’urgence : non plus un facteur d’émancipation ni un instrument de salut, mais un pur outil d’incarnation. Les mots ne servent plus qu’à dire le corps, à ne plus trahir le cœur. La parole devient une arme organique dont le spectacle ne cesse d’affirmer la puissance – celle-ci se montre, par exemple, complice du soin lorsque Valentina multiplie les grossiers mots d’absence pour mieux aider sa mère. Mais cette langue si puissante devient aussi un poison insidieux, lorsque celle-ci ne scrute plus le réel mais le domine : le jeu de masques dans lequel Valentina se trouve et se perd avec cette maman de papier manque de lui coûter le cœur. Aussi « Valentina » met-elle en scène les pouvoirs magiques et maléfiques d’une parole qui sert autant qu’elle menace la vérité. Voilà donc un théâtre cardiaque qui bat son plein.

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