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Pastorale aérienne - I/O Gazette
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Le Southbank Centre de Londres inaugurait hier soir « Multitudes », son nouveau festival dédié aux dialogues entre la musique classique orchestrale et d’autres formes artistiques telles que la danse, le cirque, la poésie ou encore les arts visuels.

En ouverture, l’emblématique « Daphnis et Chloé » de Ravel, somptueusement interprété par le London Philharmonic Orchestra, accompagne la mise en mouvement circassienne de la compagnie australienne Circa. Fondée à la fin des années 1980, cette figure majeure du cirque contemporain est reconnue pour sa capacité à brouiller les frontières entre disciplines. Ce n’est pas la première fois que Circa installe le cirque là où l’on attendrait un ballet ou une mise en scène d’opéra : leur répertoire compte déjà « Le Sacre du Printemps », « Orphée et Eurydice », « Didon et Énée », ou encore une relecture du « Lac des cygnes » intitulée « Duck Pond ».

L’orchestre est déjà installé, occupant tout le plateau, quand le public entre en salle. Entre le pupitre du chef d’orchestre et l’avant-scène, une fine bande promet d’accueillir les athlètes. Sur le premier balcon à jardin, des chanteurs de la BBC, tels des spectateurs, regardent la scène, partitions en main. La pièce de Ravel est une symphonie chorégraphique, soit une œuvre orchestrale conçue pour être dansée et chantée, sans paroles. Elle fut à l’origine une commande de Serge de Diaghilev pour les Ballets russes. L’œuvre est basée sur le roman grec du IIᵉ siècle « Daphnis et Chloé » de Longus, qui raconte l’histoire d’un amour pastoral entre deux jeunes bergers dans un cadre idyllique de la Grèce antique.

Le projet trouve sa pertinence dans le fait que l’aisance extrême des acrobates et le sentiment d’un corps sans limites épousent assez bien l’idéal hédoniste de la pastorale et l’exaltation amoureuse. De même, les silhouettes athlétiques évoquent une certaine idée de la beauté antique, notamment l’interprète Oscar Morris, qui est l’individu le plus proche d’un dieu grec qu’il m’ait été donné de voir. Le cirque permet aussi d’éviter un traitement trop narratif : la tension amoureuse de la pièce peut ainsi être lue de manière métaphorique à travers les numéros, sans lourdeur.

De facto, le public est très proche des acrobates : on n’est donc pas épargné par certains ratés liés, le stress ou l’essoufflement des acrobates. Si cela peut d’abord sortir de l’écoute de la musique, on finit par y voir une autre manière produire la tension dramatique de la partition. La peur de la chute est un sentiment tout à fait pertinent pour évoquer les affres de l’amour. L’un des plus beaux moments survient lorsque Chloé, suspendue très en hauteur par un pied retenu au plafond par une sangle, se laisse tomber de plusieurs mètres, tête en bas, dans les bras d’un Daphnis qui la rattrape lorsque sa tête est à quelques centimètres du sol. Deux mâts s’illuminent à l’arrière-plan, derrière l’orchestre, tandis que des acrobates les gravissent, peut-être une évocation des pirates, ravisseurs de Chloé, dans l’œuvre originale.

En règle générale, la danse apporte un contrepoint à la musique une complexification rythmique qui introduit de nouvelles saveurs à cette dernière. C’est un véritable savoir-faire que tous les circassiens ne possèdent pas. La musicalité du mouvement n’est pas toujours au rendez-vous, ou du moins pas toujours complexe. On reste parfois dans l’exécution de numéros ; cela manque de fluidité et de nuances. À noter qu’il s’agissait de la première et que le spectacle devrait se rôder au fil des représentations. C’est une production assez lourde, et parvenir à une véritable osmose entre les athlètes et les musiciens demanderait des heures et des heures de répétition ensemble, ce qui n’est pas toujours possible. Une des interprètes, Asha Colless, dotée d’une musicalité supérieure, nous laisse entrevoir ce que le spectacle pourrait devenir s’il atteignait pleinement sa promesse. Il faut admettre que le vocabulaire circassien reste cependant assez classique : la proposition ne tient au nouveau cirque que par son interdisciplinarité.

Concluons sur la qualité dramatique de la partition. Il est difficile d’imaginer qu’à sa création, en 1912 au théâtre du Châtelet, la musique de Ravel ait pu sembler difficile à appréhender. Les accords audacieux du compositeur ont tellement marqué et influencé les générations suivantes que nos oreilles s’y sont plus qu’accoutumées. On a l’impression d’y retrouver des thèmes du cinéma, que ce soit dans les films d’Hitchcock ou de Cocteau, entre le fantastique et l’angoisse.

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