© Pierre Planchenault

La deuxième édition du festival de la ruche s’est déroulée durant trois jours à Bordeaux, au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine. Ces journées ont été l’occasion pour les artistes associés au TNBA de présenter des étapes de leur travail à venir ou des formes presque achevées. Ce temps fort nous apparaît déjà, en seulement deux éditions, comme une savoureuse escale dans le long et harassant voyage des équipes artistiques, un voyage fait de tempêtes et de moments lumineux, de mélancolie, d’abattement et de joies immenses.

Nous nous asseyons quelque temps avec eux sur le bord du chemin et nous les laissons reprendre la route à la fin de ces trois journées. Peut-être que la piste ne mènera nulle part. Peut-être même que l’on changera de cap en cours de route (pensons ici à Julien Duval et Carlos Martins qui, l’an dernier, lors de la première édition de ce festival, proposaient une réflexion autour de la phrase de Voltaire « Il faut cultiver notre jardin » qui a vraisemblablement abouti à la mise en scène de leur “Candide”). Dans un décor symboliquement minimaliste, traversé par les vibrations sonores d’une voix off qui répond à la comédienne, Julie Papin, avec l’énergie débordante qui la caractérise, s’empare du texte de Théophile Dubus, “Brisby (blasphème !)”, sous la houlette de Lucas Chemel. Elle pose ici les bases d’un personnage royal excentrique, Peneplaine, que l’on dirait tout droit sortie du royaume de Bourgogne de Witold Gombrowicz. La comédienne, dans un jeu tout en ruptures, devrait à terme incarner à elle seule les personnages qui peuplent l’espace d’une Cour jaillie de l’esprit fantasque et saugrenu de Peneplaine. À l’exaltation de Julie Papin répond la solennité tragique de Claire Théodoly qui s’empare du texte puissant de Heiner Müller, “Horace”. Formée à la méthode de l’Eutonie – qui se rapproche vraisemblablement de la méthode Feldenkrais – la comédienne donne corps à ce texte dans une économie de gestes et de mouvements. Par un simple jeu d’ombre et de lumière surgissent en fond de scène les fantômes d’un passé mythologique qui nous parlent encore. L’idéal romain et la raison d’état peuvent-ils justifier la violence d’un homme à l’égard de sa propre sœur dont la seule faute est d’avoir aimé ? Heiner Müller, par la voix de Claire Théodoly, ne nous apporte pas de réponse mais nous rappelle que « mortel à l’homme est le méconnaissable ».

Il est trop tôt pour savoir quelle forme prendra, à la fin de l’année 2023, le banquet stendhalien proposé par la directrice du TNBA, Catherine Marnas, et sobrement intitulé “Le Rouge et le Noir / Traversée”. Julien Sorel parviendra-t-il seulement à franchir les bornes de la littérature romanesque et de l’imaginaire collectif qui ont fait de lui soit un héros classique, soit une icône de l’ennui scolaire ? Ce personnage, somme toute méprisable, mérite-t-il qu’on lui consacre une pièce ? Catherine Marnas et ses trois comédiens, accompagnés par Madame Miniature (création sonore), en semblent convaincus. Ils ont réuni, autour d’une immense table de banquet, les spectateurs trinquant allègrement aux conquêtes ou aux illusions d’un Julien Sorel qui, s’il avait vécu de nos jours, aurait sûrement été terrassé par une meute hargneuse sur Twitter. Comment porter sur les planches le texte d’un auteur qui doit son succès littéraire aux descriptions et aux monologues intérieurs du personnage principal. Chaque metteur en scène s’emparant, ces dernières années, d’une œuvre classique non théâtrale nous promet de nous la faire (re)découvrir sous un angle inédit. Il faut avouer que nous avons été souvent déçu dans nos attentes et qu’il semble, sinon impossible, du moins épineux de faire passer ces œuvres par le crible dramaturgique. Cette ébauche de banquet parvient à créer une scénographie de l’amour. Survivra-t-elle ? Seul l’avenir, que l’on souhaite radieux à l’équipe artistique, nous le dira.

De son côté, Jules Sagot, comédien passé par l’Estba, a convoqué sur le plateau de la salle Jean Vauthier, son frère, Luis, d’origine mexicaine et adopté à l’âge de six ans par la famille Sagot. Jules et Luis nous invitent à pénétrer au cœur de leur relation fusionnelle. On a l’impression de les déranger tant ils se complètent et partagent un amour unique. Qu’est-ce qui relève du jeu – Jules est comédien professionnel – ou de l’improvisation maîtrisée ? Peu importe. Sur le fond de scène sont inscrits à la craie les événements de deux vies entremêlées, comme un matériau à disposition pour le comédien et son frère aux multiples talents (il faudra le conserver, ce mur de stigmates…). Nous nous tenons là, silencieux, attentifs, regardant l’hélicoptère virevolter lentement autour des souvenirs. C’est simple et beau comme deux frères qui s’aiment et qui offrent une cérémonie à leur amour.

Ce festival, qui dévoile les coulisses de la création artistique, nous rappelle en même temps combien cette dernière est fragile : elle s’avance sur un fil ténu, dans un équilibre précaire, prise dans le jeu des forces du champ politique et économique. Qu’adviendra-t-il de toutes ces formes provisoires, de tous ces fragments présentés à un public curieux ? Personne ne saurait le dire. Cette fragilité de l’art dramatique fait sa beauté. Il est bon de rappeler parfois à ceux qui tiennent et resserrent, année après année, les cordons de la bourse – pour peu qu’ils veuillent bien se déplacer dans les salles – que la représentation théâtrale n’est qu’une étape – la dernière souvent – d’un long cheminement que tous les systèmes politiques méprisent. L’artiste de ne vit pas seulement de spectacle ; il cherche, progresse lentement, erre et parfois se perd. C’est cette errance que nous devons préserver, encourager, quoi qu’il en coûte.