Sophie Calle. Finir en Beauté, 2024. Avec l’aimable autorisation de Anne Fourès

Du neuf avec du vieux

Comment représenter l’absence et le vide ? Comment rendre l’invisible visible ? Dans les caves arlésiennes où les murs suintent l’humidité et l’angoisse, l’atmosphère est morbide. On est bien chez Sophie Calle. Rien de neuf, à première vue. L’artiste investit l’espace des Cryptoportiques pour recycler d’anciens projets : ceux dédiés à sa mère comme “Mother” ou “Rachel”, “Monique” et “Les Aveugles”. Cette première série (1986) met en scène le témoignage de dix-huit aveugles de naissance, que Sophie Calle interroge sur leur « image de la beauté », la représentation qu’ils s’en font. Chaque réponse encadrée s’accompagne de son illustration en couleurs et du portrait noir et blanc des témoins, comme un ex-voto. On connaît l’adage : « Beauty is in the eye of the beholder ». La beauté est-elle dans notre tête ou dans le monde qui nous entoure ? Se fabrique-t-elle avec des couleurs, réelles ou imaginaires ? Il est frappant de lire que nombre d’aveugles citent paradoxalement le bleu de la mer, « le blanc de la pureté », le blond des cheveux pour l’évoquer.

Nous, lecteurs voyants, pouvons partager avec les non-voyants les mêmes mots-étiquettes, mais à cet instant, dans cette expérience en miroir, nous touchons de fait à l’invisible, à l’irreprésentable de leur propre représentation. Car leurs couleurs intérieures sont aussi invisibles à nos yeux qu’aux leurs celles du monde réel. Mais à les écouter, la beauté se dit et se ressent aussi par d’autres sens, en particulier le toucher. Des cheveux, le relief d’un tableau, de la fourrure, un corps musclé… La beauté est forme, et les aveugles ont des yeux au bout des doigts. Mais ce jeu des synesthésies mobilise une suprême faculté, qui les associe et les émeut : l’imagination. Comme si, pour la plupart des sondés, les mots – le pouvoir de l’imagination – généraient une vision, ou tout au moins une lucarne sur le monde.

Le dernier témoignage d’un homme sans image : « le beau, j’en ai fait mon deuil » nous fait basculer dans la seconde partie de l’exposition. On erre parmi les vestiges de Mother, entre des photos de tombes taille réelle et des objets défunts : à l’apparition de la beauté grâce aux mots succède la disparition des êtres chers, intime et universelle.

Et tu redeviendras poussière

Mais si Sophie Calle récupère d’anciens projets, c’est pour leur insuffler un sens nouveau. Le lieu est ici un acteur essentiel du dispositif. Car il implique le temps. Non pas le temps éternel de la pierre qui garde les épitaphes « MOTHER » « FATHER » ou « BROTHER ». Mais un temps plus éphémère. Couchées sur la terre humide, les photographies alignées s’altèrent. Des gouttes tombent de la voûte, des flaques se forment. Le papier photo se fait testament, témoin martyr de l’existence du corps, caché sous la dalle ; de la relation distendue des vivants au mort : sœur, frère ou enfant. Selon les vœux mêmes de Calle, tout doit disparaître. Que les photos se décomposent. Que les mots et les accessoires du passé, les portraits se dissolvent, reposent dans les soubassements. Un geste de fossoyeur donc. Là où Cristina de Middel (“Voyage au centre“) exhume les restes dans des vitrines de verre, Sophie Calle les inhume, et souligne par son geste la disparition. De la poussière à la poussière, par-delà le SOUCI (dernier mot prononcé par sa mère : espoir et renaissance, dans le langage des fleurs), c’est peut-être aussi un geste de semeur. Vers une nouvelle floraison ?