© Fanchon Bilbille

D’emblée la parole fuse, non comme un démarrage, mais comme une énième reprise, qu’on attraperait au vol, in medias res. Ce que matérialisent ici, sans surligner, les souillures noires sur le sol et les murs tout en carrelage à la perfection et l’excessivité ironiques. Bile ou venin, en tout cas traces des échecs multiples du langage, elles rappellent avec pertinence, par leur « déjà-là », qu’avec Viripaev, on entre dans la ronde d’un jeu incessant.

Il est cinq heures du matin dans cet espace dont la froide abstraction est favorable à une dissection, il y a l’épuisement de la nuit passée à se reprocher sept ans de vie commune, mais il y a encore de la parole à épuiser. Bien sûr, sinon comment « survivre » ?

Impératif beckettien qui motive ce flot de paroles, ressassant sans cesse, dans une nécessaire aporie. D’une fausse concaténation car excessive – reprendre la parole de l’autre à l’identique pour mieux lui renvoyer la bombe et continuer de tourner en rond – à son absence totale, à chaque fois il s’agit de maintenir la rupture de la communication, la possibilité d’une communication impossible. Et de cracher, tant qu’il y aura de la force, cette langue acérée, quoique trouée de tendresse qui veut encore y croire, surtout lorsqu’on passe par le détour du jeu fictionnel. Ne pas (réussir à) dire qu’on s’aime mais (tenter de) s’aimer par le dire.

Une variation pour couple en perdition dans laquelle s’engouffrent ces deux atomes (Aurélia Arto et Bruno Blairet), ou plutôt ces sublimes « bactérie[s] » baudelairiennes, gravitant autour de cette « ligne solaire » (qui n’avait peut-être pas besoin d’être finalement matérialisée), n’en finissent plus de l’approcher, frontière infranchissable pour parvenir à l’autre. Leur jeu est une agile intranquillité, qui tangue en permanence entre les contrastes, où les impulsions côtoient les coulées de mots. Où les voix font claquer les consonnes ou allongent les voyelles, n’hésitant pas à se faire burlesques – un sillon que le texte encourage à explorer –, y compris jusque dans les corps qui parfois sont lourds, lâchent, ou s’étalent sur cette table tordue mais pas cassée.

Ces deux-là font vibrer le tempo de Viripaev autant qu’ils « sont vibrés » par lui. Il y a quelque chose de l’ordre d’une énergie, d’un flux qui les traverse – pourtant non dénué d’organicité –, d’une stase impossible pour ce duo qui « essay[e] d’arriver quelque part ». Au point de franchir la ligne scène/salle (la seule facile ici !), de grimper les gradins, parmi le public certes, mais toujours inconditionnellement entre eux, mus par cette tenue urgente de la parole conflictuelle. A défaut d’ancrage possible au sol, il faut descendre au fond du trou, où ça pue la « merde », ou être « suspendus en l’air », parmi les étoiles. Mais ensemble.