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Don Quichotte, ce vieux rêve qui bouge - I/O Gazette
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Don Quichotte, ce vieux rêve qui bouge

Quichotte

DR

Après les provocations espagnoles d’Angélica Liddell, qui réjouirent en réalité les critiques plus qu’elles ne les irritèrent, et la démonstration de force technologique de la metteuse en scène Séverine Chavrier, qu’il était étrange de se réveiller, au milieu d’une nuit de mistral, dans le rêve du théâtre à hauteur d’homme de Gwénaël Morin.

Au dos de la Maison Jean-Vilar, quelques arbres bougent dans la nuit, comme les fameux moulins de Don Quichotte (le premier roman de la modernité), mais c’est le public qui les interprétera plus tard, bras ballants, à la demande de Thierry Dupont de l’Oiseau-Mouche, la compagnie qui travaille avec des acteurs en situation de handicap. Des arbres donc, une voile en forme de parasol au-dessus d’un piano électrique à cour et les pages du roman de Cervantès photocopiées sur des parpaings à jardin. Pas de décor, pas de vidéo, pas de micro (quel plaisir de tendre l’oreille pour attraper une voix qui s’efforce d’être entendue sans crier), juste quatre êtres humains. Jeanne Balibar joue Quichotte (« L’important est de croire ») : elle est l’idée au féminin du héros de chevalerie, mais elle est surtout l’actrice qui ne voit pas qu’elle vit dans un rêve au milieu d’une représentation. Marie-Noëlle Genod est récitante ou Rossinante, Thierry Dupont est Sancho Panza, Léo Martin, un souffleur avec l’accent local, les trois figures cherchent – en vain – à ramener Quichotte-Balibar à la réalité.

Depuis 2023, Gwenaël Morin crée pour chaque édition du Festival une pièce à partir du répertoire en relation avec la langue invitée. Foireuse, ratée, fragile, drôle, parodique, tendre, sa proposition espagnole, qui alterne entre la langue sublime de Cervantès et des improvisations drôles et savoureuses, ne propose pas une vision dramaturgique originale, mais une esthétique pauvre, nue, fragile, le vieux rêve d’un théâtre humain, infiniment humain, qui bougerait maladroitement dans un jardin. Et c’est justement ce rêve qui emporte le morceau, car c’est dans les creux, les trous et les imperfections que naissent les plus beaux moments du spectacle : la scène d’autodafé avec les livres jetés, dont les pages volent dans le vent, le jeu de Marie-Noëlle Genod, dont l’ironie gracieuse excelle, quand elle improvise comme un enfant à la langue savante (c’est la plus à l’aise dans le flottement légèrement improvisé de la partition textuelle), ou encore cette scène merveilleuse (« On est en route, seigneur ») dans laquelle Thierry Dupont joue à faire croire à Jeanne Balibar qu’elle est sur son âne, une pauvre table de jardin devant nos yeux. La joyeuse bande des quatre acteurs semble parodier leurs rôles en se moquant tendrement du geste théâtral, ce qui est une bien belle façon de rendre grâce à l’ironie du style littéraire de Cervantès.

Au fond, l’art de Morin repose sur la fragilité d’un théâtre artisanal, la mise en scène est encore bancale, à certains égards, mais on a trop besoin de cette fragilité pour prendre le risque de l’affaiblir. Le texte de Cervantès est le prince des romans, car la littérature (comme le théâtre) est à la fois notre beau refuge – une mise à distance du réel – et l’épée (fût-elle en carton) pour percer le monde et changer la vie. Le spectacle n’a peut-être pas lieu sur la scène mais dans nos esprits : les chevaliers errants sont nos imaginaires troués. Or, on a plus que jamais besoin de l’imagination au pouvoir.

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