Le tissu cache et soi-même se cache

Lacrima

© Christophe Raynaud de Lage

Dans « Le tissu et ses œuvres », le poète Yves Bonnefoy écrivait combien le textile était une création artistique impensée. Selon lui, on s’intéresse toujours aux tissus « pour eux-mêmes » mais jamais à leur « substrat », jamais à la beauté de celles et ceux qui s’y piquent. Caroline Guiela Nguyen s’engouffre dans ce pli historique.

Le trajet des larmes du mythique « Saïgon » (2017) a fait place dans « Lacrima » à la trajectoire d’un tissu que les pleurs et le sang ont imbibé – un certain voile d’Alençon, reprisé des années plus tard pour la princesse d’Angleterre. Plus secrètes, comme noyées dans les interstices du spectacle, les larmes coulent finalement peu dans « Lacrima ». Avant l’acmé du mélodrame, elles sont davantage racontées qu’épanchées. Le temps du spectacle devient celui d’un patient détricotage au bout duquel elles finissent par ressurgir, en particulier sur les visages de Marion et de sa fille. Et c’est en réaction à une superstition chinoise, énoncée au dénouement, que tout le drame semble être tissé ; une croyance selon laquelle il ne faut jamais défaire un tissu au risque d’y apercevoir les pleurs profonds d’une époque. Caroline Guiela Nguyen résiste en effet à cette légende, à la loi du silence qu’elle maintient, aux corps malades et dominés des dentellièr.e.s qu’elle a fait disparaître. Et l’artiste préfère encore une fois un théâtre épique, qui feuillette sans obstacles les époques et les lieux pour mieux déplier le réel, une scène qui révèle et répare.

Aussi son geste théâtral fait-il perdre volontairement au tissu l’aura mystérieuse et la puissance cryptique qu’il a souvent eues – particulièrement dans une célèbre nouvelle de Henry James, « Le Motif dans le tapis », qui exaltait les maillages labyrinthiques. Des hauts rideaux bruts qui structurent l’espace aux tissus d’or blanc perlé, toujours présentés sans exaltation sur les grandes tables à tisser, le tissu est moins employé comme un « voile » que comme un pur témoin matériel, désacralisé, qui montre désormais davantage qu’il ne dissimule. La fiction établit un « pacte de transparence » qui résiste au tissu dramaturgique qu’elle étale au départ – Marion Nicolas elle-même, première d’atelier et dernière d’un lignage de femmes sacrifiées par l’étoffe, manifeste dès la scène inaugurale sa préférence pour un tulle « plus transparent ». Et le spectacle lui-même devient ce tulle invisible qui exècre les ombres, qui balise et explicite le récit, qui préfère l’informatif au suggestif. L’écart recherché entre le naturalisme de verre des situations initiales et les silences qui viennent les trouer – une énergie ibsénienne du dialogue dans laquelle Maud le Grévellec brille forcément – évolue peu à peu vers des échanges pleins et plus directs, où le gaslight masculin autant que les souffrances enfouies des ancêtres sont totalement démaillées.