Cristina De Middel, La porte noire [La Puerta Negra], série Voyage au centre, 2021. Avec l’aimable autorisation de l’artiste / Magnum Photos.

Le décor et son enfer

Dans son “Voyage au centre de la Terre”, Jules Verne imagine une expédition scientifique vers l’Islande, à la recherche d’un cratère qui mène en son centre. Au cours de l’aventure souterraine pendant laquelle elle s’égare, l’équipe manque mourir de faim et de soif. Dans “Voyage au centre”, Cristina de Middel s’approprie ce récit pour retracer la traversée fantastique des migrants du sud du Mexique à la Californie, aujourd’hui. Efficace, la scénographie nous confronte à un mur de photographies qui barre l’espace, à l’image de la frontière voulue par Trump.  A nous d’y faire face et de le contourner, dans ce dédale visuel d’une haute intensité.

D’abord, le versant mexicain. La culture (du pavot) et l’horreur. La loi du cartel des drogues et la violence. La misère qui fume au pied des cactus, des temples et des volcans. Les filles de quinze ans qu’on assassine. L’espoir de l’ailleurs, du rêve américain. Mais le centre désiré est-il nécessairement dans l’exil ? Le travail de de Middel, installée au Brésil, suggère la complexité des décisions et des sacrifices, l’itinéraire physique mais aussi mental des migrants venus d’Amérique latine. Angoisse et courage. Tout est à double sens, à double face, comme les cartes de jeu qui flèchent l’exposition. Même le calvaire qui mène au Nord – à pied, dans la jungle, couché sans eau sur le toit brûlant des trains – n’est pas linéaire.

Mais que trouve-t-on, lorsqu’on franchit la frontière, de l’autre côté des cimaises ? Le paradis hollywoodien ? Non. Le vide. Des barricades, des grillages : le fossé entre les rêves et la réalité raciste. Les glaces ne reflètent que des candélabres blessés. Des paysages et une humanité qui s’évaporent sous le soleil – A Tucson ou Ajo, si tu composes le 911, on te laisse crever en espagnol. Dans le désert de Sonora comme une arme, le froid et la chaleur tuent les migrants déshydratés.

Cristina de Middel insiste : l’utopie vire au mirage. Plusieurs grands formats symboliques accumulent les déchets de l’Amérique consumériste, comme ce cimetière de voitures. Dans les rebuts d’une fête foraine, près de colonnes brisées, une statue de la Liberté tourne le dos, en haillons – l’Idéal mis à la benne. Que reste-t-il ? “NOTHING” comme le dit cette pancarte au crépuscule ? Ou cette autre « TRUMP PENCE », au milieu du désert. Peut-être “Felicity”, centre autoproclamé du monde, que de Middel a photographié en Californie, à quelques pas de la frontière (on vous laisse le découvrir). Ce n’est pas la gare de Perpignan – mais le centre est peut-être partout, nulle part. Utopique.

Tombeaux visuels

La seule réalité qui demeure, ce sont les objets qui ont appartenu aux migrants. Dans le désert de Sonora, les jours brûlent, les nuits glacent. La police ne retrouve que des ossements.

Sur les photographies noir et blanc, les pochettes plastiques recensent les effets personnels de ces « Unidentified » : une poignée de dollars, un peigne, une brosse à dents ou un collier, un vieux téléphone. A côté de l’archive, dans la même vitrine sont disposés des objets symboliques : une pièce d’identité, des semelles, une carte… En marge de l’exposition, ces vitrines fonctionnent comme des cercueils de verre. Un être s’y résume à quelques objets inutiles : un téléphone sans batterie, des pesos en Amérique, une brosse à dents sans salive… Comme Sophie Calle et Ishiuchi Miyako (séries “Belongings”), Cristina de Middel les érige en symboles. Vestiges de vies, empreintes des disparus. Mais aussi objets liturgiques, sacrés. S’ils ne remplissent plus leur fonction rituelle, ils font encore sens en tant que pure forme. Des pièces, des câbles, des téléphones : les signes d’une communication brisée, au milieu du désert. Avec ces tombeaux plastiques, visuels, de Middel rend hommage aux héros inconnus et à la manière d’un archéologue reconstruit les fragments de leur vie, d’une identité façonnée par la force, la violence et les rêves.