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Chute d'une anatomie - I/O Gazette
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© Geraldine Aresteanu

« Si le sacrifice est la forme qu’admet la disparition pour exister et avoir existé comme pure présence, alors le suicide, résolument, en est l’une des formes majeures. »

Anne Dufourmantelle décrivait en ces mots l’une des multiples dispositions sacrificielles qui agitent, depuis la nuit des temps et du théâtre (celle de “Médée“ et d’“Iphigénie“), les sujets féminins. La pièce contemporaine d’Alice Birch, dramaturge et scénariste, prolonge dans une veine réaliste cette mythologie critique. En exhumant un lignage traumatique et en suggérant les circonstances patriarcales qui en sont la cause ; en écrivant des situations qui, littéralement, rapprochent trois femmes aux destins silenciés et pulvérisés, l’autrice trace une ligne de partage, organise un élan de la douleur qui ôte aux suicides leur pure négativité, leur réalité d’acte abnégatif. La politique de la pièce réside en effet dans sa capacité à retourner ces potentiels renoncements solitaires, à rendre visibles ses drames muets, silenciés par le corps social et médical, en tragédies collectives. Rendu à sa force sacrificielle, le suicide apparaît alors comme un acte qui entaille la ligne du temps, ouvert sur un futur rénovateur, sur un contemporain qui espère mettre fin à sa systématique répétition – ce que la bucolique escarpolette d’une petite fille semble promettre à la fin du spectacle.

Si nous avons lu « Mon vrai nom est Elizabeth » d’Adèle Yon, roman hybride très marquant de cette rentrée littéraire hivernale, nous voilà connaisseur·ses d’un art qui réussit brillamment à problématiser et à déconstruire le roman de la douleur héréditaire. Il n’en va pas de même de la pièce d’Alice Birch, qui organise ces destins sombres sur une ligne bien claire. Et la grammaire  de Christophe Rauck –  insistantes métaphores psychiatriques, costumes stéréotypant une certaine féminité pathologique – n’allège pas cette démonstrativité. En tout cas, le spectacle révèle peu le potentiel théâtral de l’écriture : les scènes multiples exigent ici une synchronisation horlogère, encore à parfaire, des acteur·rice·s ; synchronisation qui les empêche de traverser intérieurement et profondément les situations – ce qui paraît d’autant plus dommageable avec des scènes aussi rongées que celles-ci. De plus, la représentation paraît repousser le pari dramaturgique dans ses retranchements : la sophistication du texte tranche avec la signification bien simple qu’il fait entendre, tandis que le faux frottement des situations, pleines d’échos appuyés, font capituler la dialectique et triompher le didactique.

Si l’anatomie d’un suicide équivaut pour Alice Birch et Christophe Rauck à une radiographie sur-éclairante du trauma ; et si la théâtralisation de la douleur peut se résumer à sa digestion netflixienne par des formules émotives toutes faites, qui font moins comprendre que communiquer sans complexité le drame intérieur, alors le spectacle a trouvé sa forme. Mais le noble regard d’anatomiste du·de la spectateur·rice de théâtre, celui qui entend scruter les corps pour imaginer leur tragédie secrète, celui qui souhaite s’aventurer dans l’image diffractée de la scène pour réunir personnellement ses temporalités éparses, ne trouvera alors aucun bonheur scientifique. Là est peut-être le symptôme de mises en scène aux velléités féministes peu approfondies, préférant faire passer leurs intentions en force et se protégeant derrière le régime sans discussion du drame édifiant ; cela au risque d’une certaine imagerie et d’un écrasement aliénant de ces femmes singulières par le sacro-saint schéma héréditaire.

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