Notre-Dame des ruines

Faire parler les pierres. Sculptures médiévales de Notre-Dame

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À quelques centaines de mètres de Notre-Dame de Paris, le musée de Cluny a décidé de faire parler des vieilles pierres. Une centaine de fragments sculptés issus de la cathédrale y sont rassemblés pour la première fois depuis leur dispersion au cours des siècles, suite aux différentes formes de vandalismes – révolutionnaires, religieux, ou involontaires – et aux hasards archéologiques ayant permis leur exhumation.

Comme pour réparer l’inéluctable morcellement historique auquel ces sculptures ont été soumises, chercheurs, restaurateurs et commissaires ont donc soigneusement recomposé ces puzzles de pierre, largement lacunaires, à partir des collections permanentes du musée, mais aussi de pièces provenant du Louvre, du musée Carnavalet, du dépôt lapidaire de la cathédrale, de collections privées, et bien sûr – puisqu’à quelque chose malheur est bon – des fouilles rendues possibles par l’incendie de Notre-Dame en 2019. Travail scientifique immense, où chaque élément a été ausculté afin d’être identifié, daté, attribué à sa place d’origine, et d’y déceler dans les moindres anfractuosités ce qu’il reste de pigments ou de dorures.

Mais au-delà de cette délicate et rigoureuse dissection de pierres, que les indispensables cartels nous aident à ventriloquer, se jouent de beaux et étranges entrelacements.

Têtes mutilées, corps amputés, chapiteaux éclatés : difficile d’y voir « cette même vie qui fuse de toutes parts, délivre les corps sculptés de la gangue de la colonne, et les établit dans la souplesse des postures vraies, sous les plis de ces robes de drap que l’on apprêtait pour les seigneurs », comme l’écrivait le grand médiéviste Georges Duby. On devine néanmoins dans un simple drapé que la raideur hiératique, qui était encore celle des statues-colonnes du portail Sainte-Anne, commence à frémir ; à travers un morceau de visage, on perçoit un souffle qui franchit les lèvres, quelques dents mêmes, et des restes de pigments rouges dans la bouche ; le Christ du jubé retrouvé à l’occasion du récent chantier paraît moins mort qu’endormi ; et la grimace d’un damné brûlant dans les flammes de l’enfer relève d’une étonnante vivacité.

Mais qu’on ne s’y trompe pas. Ce n’est pas tant la sculpture gothique qu’on découvre que ses traces morcelées et mutilées, qui nous baignent alors dans une très actuelle esthétique de la ruine et du fragment. De mystérieuses parentés s’établissent : ces gueules cassées, corps éclatés, mains isolées rappellent la sculpture de Rodin, les autoportraits défigurés de Francis Bacon, ou encore les œuvres plus récentes de Danh Vo ou de Kader Attia. Et le musée du Cluny, antre du Moyen Âge, se met à rivaliser involontairement avec les musées ou fondations d’art moderne et contemporain.

Ces débris de Notre-Dame pourraient d’ailleurs être comparés à ce que le philosophie Günther Anders disait justement des statues de Rodin : « sans abri », comme des orphelins provisoirement rassemblés au musée, ils se parent d’une forme de grâce et de profonde mélancolie propre à la modernité. Certes, nous ne plions plus le genou devant de tels morceaux de statues, mais l’aura religieuse disparue laisse place à un nouvel éclat, une aura profane chargée des vicissitudes de l’histoire, des destructions et de la protection des abîmes.

Parmi ces ruines, la belle et fameuse statue d’Adam semble bien intacte et préservée. Ève a depuis longtemps disparu. Et le premier homme, qui fait ici figure de dernier homme au milieu des décombres, dénote par sa délicate posture déhanchée et sa pudeur inaltérée. S’il semble comme égaré ici, c’est aussi parce que son style est antique : en plein XIIIe siècle – encore loin des réactivations de la Renaissance – on y retrouve la figure de Vénus cachant sa nudité, qui a servi de modèle. Alors les cadres historiques s’affolent à nouveau, et c’est vers le lointain passé que le vortex temporel du musée de Cluny nous transporte : le bâtiment qui sert d’abri provisoire à toutes ces pierres est lui-même gallo-romain ; sous les belles voûtes du frigidarium, salle froide des thermes où on s’imagine d’autres corps nus ou légèrement drapés venant se laver quand Paris était Lutèce, il y a presque une certaine ironie à voir ces pieux fragments revivre de façon si précaire, quand on sait tous les efforts que les empereurs et rois très-chrétiens ont employés pour détruire les idoles païennes.

La beauté fragile et délabrée de ces figures ne doit d’ailleurs pas faire oublier qu’elles étaient celles d’une Église devenue toute-puissante, dont Paris était l’un des centres, s’instituant en église militante, dogmatique, autoritaire et inquisitrice, excluant les femmes, persécutant les juifs et les hérétiques. Le jubé polychrome retrouvé récemment sous la nef est lui-même un élément architectural de séparation hiérarchique entre les chanoines et le peuple – et ses pigments bleus et or attestent la forte présence des symboles royaux. D’une manière générale, Georges Duby avertissait : « On aurait tort de prêter au XIIIe siècle le visage des Vierges couronnées et des Anges au sourire. L’époque en fait fut dure, tendue et fort sauvage. Aussi faut-il quelque effort pour discerner sous le sourire de l’Ange les ricanements du soudard, les joues creuses du pauvre de Dieu, les mâchoires serrées de l’inquisiteur. La statuaire gothique propose du visage de l’homme une image idéale et rachetée. Mais l’homme de ce temps vivait dans la brutalité, la peine et les massacres. Voici ce qu’il ne faut pas oublier. » A fortiori avec de telles images abîmées.