(c) Christophe Raynaud de Lage

Commençons par la fin : le public d’Avignon fait un triomphe à la générosité des acteurs du dernier spectacle de la compagnie Baro d’Evel, dirigée par la Française Camille Decourtye et le Catalan Blaï Mateu Trias, dont les créations mêlent des mouvements, de l’acrobatie, du chant et de la matière.

Il faut dire que les douze interprètes se dépensent sans compter, sans oublier la présence de Milou (un petit chien) qui vient gambader dans la cour du lycée Saint-Joseph, un rectangle recouvert d’un tapis noir et entouré de vases en terre cuite et molle, au milieu duquel trône une étrange masse, imaginez un gros animal poilu ou un tumulus revêtu de longues algues noires. Tout dérape vite (un homme en costume casse l’un des vases bien alignés), la scène ne reste pas bien longtemps immaculée. Une tache se répand aux pieds de la troupe, qui pose dignement pour une photo de famille, et c’est un premier numéro de glissades dans la  peinture blanche. Dès la première scène, ils sont tous dégueulasses de la tête aux pieds. Le geste burlesque ne cesse de faire déraper, déborder, défaillir le cadre bien réglé de la réalité. Les clowns ont toujours quelque chose de bizarre. La générosité de la troupe est burlesque, savoureuse, comique, fraîche, impeccable.

Le spectacle ne semble pas tant répondre à son titre (“Qui som ? Qui sommes-nous ?”) qu’à une vieille question de Lénine : « Que faire ? ». Quoi faire du plateau ? Quels gestes montrer ? Dans quel but ? A la fin, ils rampent tous sur des montagnes de bouteilles en plastique. L’homme abîme la nature qui l’a fait naître, notre monde est sale et pollué, mais c’est notre monde et il nous faudra bien l’habiter. La métaphore est limpide. Quelques réserves quand les numéros se transforment en tableaux qui traînent un peu en longueur. C’est plus joli et finalement moins puissant que lorsqu’ils inventent, agencent, improvisent. Pour autant, l’humanité de cette compagnie, où l’on parle toutes les langues, et où les corps se donnent avec une générosité contagieuse, emporte notre plaisir. Quant à ce qu’ils montrent sur le plateau, la métaphore est pure comme de l’eau de roche : c’est la condition dans laquelle notre humanité est plongée. L’homme habite dans un monde en mille morceaux, il importe désormais de recoller ce que nous avons cassé, abîmé, sali. Dans la dernière scène, la troupe essaie de faire quelque chose de beau d’une montagne de plastique qui a envahi la scène. J’aime particulièrement cette phrase de Michaux : « Autrefois, quand la Terre était solide, je dansais, j’avais confiance. A présent, comment serait-ce possible ? ». Baro d’Evel propose une réponse généreuse qui finit en fanfare.