Il est rare de montrer son passeport, se faire fouiller et passer des scanners pour assister à un spectacle de danse. Sauf, bien sûr, lorsqu’il se déroule dans le bâtiment de la Haute Cour criminelle britannique en plein cœur de Londres.
Le public pénètre dans ce bâtiment aux plafonds élevés et augmentés de coupoles en verre, aux murs couverts de marbre, et aux statues en perruques au regard sévère, formant le décor où s’exécutent lois et sentences. C’est dans ce lieu hautement symbolique que la chorégraphe italienne Chiara Bersani interprète « L’animale », un solo d’une trentaine de minutes.
Le public la découvre allongée de dos sur un petit podium octogonal. Le corps de la danseuse, qui souffre d’ostéogenèse imparfaite, semble un petit être vivant et précieux au cœur de l’immensité froide du bâtiment. Amplifié par un micro-casque, le son de sa respiration envahit le hall par réverbération, et le mouvement se limite à celui de sa cage thoracique inspirant et expirant. Elle prend le temps qu’il faudra au public, observant ses micromouvements, d’entrer dans cet état de corps, dans ce corps. Sa position, son calme et sa fragilité nous renvoie à la naissance ou à la mort. Elle a le génie fabuleux de manipuler nos projections sur son propre corps dans une maîtrise minimaliste du plateau.
« L’animale » est une réinterprétation du célèbre solo de ballet classique “La Mort du Cygne”, chorégraphié en 1905 par Michel Fokine pour Anna Pavlova. Dans un mouvement des jambes restreints – de simples petits pas sur pointe – Pavlova dansait les derniers mouvements d’un cygne mourant. Le génie tenait alors dans le fait de limiter les mouvements d’une danseuse virtuose et ainsi exprimer la détresse de l’animal mourant. Chiara Bersani transcende les limites que son corps lui impose pour incarner cette pièce sur l’éphémère et la fragilité. Elle ne déploie que son bras droit, comme pour jouir, une dernière fois, de la possibilité de son mouvement. Puis, elle descend prudemment de son podium, en fait un lent tour, puis disparaît derrière. Comme certains animaux qui, par épuisement, cherchent une issue, essayent de comprendre leur environnement ou cherchent à localiser une menace invisible sous l’effet de la confusion, de la fatigue ou du désespoir, se mettent à tourner, comme dans une dernière ronde. Elle répète « wait, wait, wait, wait« , qui résonne du chuchotement au cri et se propage en écho dans les alcôves et les escaliers majestueux de la cour de justice. Le mot, ambigu, polysémique, se laisse apprécier d’une charge nouvelle à chaque prononciation et, par sa simplicité et répétition, s’assimile à un chant d’oiseau.